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Lecat D. – Le Pisseux (2019) – Le départ de la mère

Entre le décès de sa maman et une “belle-mère” méchante, Eric est triste, perdu et surtout très malheureux, car personne ne le comprend vraiment il n’a personne à qui se confier mis à part sa sœur Anne..

Sa maman est restée au lit très très longtemps, dans sa chambre sombre qui sentait mauvais. Puis, elle est partie, et son lit est resté vide. Elle est allée au ciel, lui a chuchoté Anne en le serrant dans ses bras. Elle a de la chance, sa maman. Lui aussi, il aimerait monter dans un avion à hélices pour aller jouer au trampoline sur les gros nuages blancs. mais il s’est trompé. Son papa pleure, Anne pleure, Irène, l’amie de sa maman qui est venue pour s’occuper d’eux, pleure aussi. Alors Eric pleure. C’est impressionnant de voir les grands pleurer. Sauf son papa : lui, c’est plutôt marrant, parce qu’il lui a souvent répété que ce sont les mauviettes qui pleurent. Il a le nez rouge, les yeux gonflés : c’est ça, une tête de mauviette? Éric n’a pas osé lui poser la question.
Maintenant, cela fait des semaines que sa maman est dans le ciel. Elle n’en a pas marre de voler toute seule, là-haut? Elle n’a pas envie de redescendre sur Terre pour venir l’embrasser? Chaque soir, il l’attend. C’était leur moment à eux deux, où ils se murmuraient leurs secrets, se chuchotaient leur journée, et où elle lui lisait une histoire. Quand Irène lit un album, elle ne prend pas la voix de la sorcière ni celle des nains. Elle dit tout de la même manière, c’est plat. Et elle se dépêche pour avoir plus vite fini, même si elle ne veut pas le montrer. Parfois même, elle saute une page et elle croit qu’il ne remarque rien. Eric se relève toujours après qu’elle est partie, pour ouvrir la fenêtre. Si sa maman a décidé de revenir la nuit pour un gros câlin avec lui, elle doit pouvoir atterrir dans sa chambre.
Eric n’attend pas que la nuit. Il attend le matin, le midi, le soir. Au petit-déjeuner, il espère la retrouver, car elle seule connaît la bonne dose d’Ovomaltine dans son lait. Quand il rentre de l’école, il court sur la route pour la retrouver plus vite et ne marche que lorsqu’il est trop essoufflé. Mais c’est Irène qui lui ouvre la porte et qui lui ordonne d’enlever ses chaussures pour ne pas salir l’intérieur. Quand papa rentre du bureau, il se dit que maman l’a peut-être rejoint et qu’ils reviennent à deux, mais il a beau chercher des yeux derrière papa, il n’y voit jamais personne. Quand il demande à Irène : “Elle revient quand, maman?”, elle lui fait “Chuuuut!” avec de gros yeux. “Ton père va t’entendre.”
Ce soir, Anne est venue dans son lit. Elle a froid aux pieds et elle les lui colle sur ses cuisses pour les réchauffer.
– Pourquoi ta fenêtre est ouverte?
– Pour maman, quand elle descendra du ciel. Tu sais quand elle va rentrer de son
voyage? Elle te l’a dit, à toi?
Anne soupire avant de répondre :
– Mais Eric, tu n’as pas bien compris. Elle ne va pas revenir. On te l’a dit, elle est
morte. Et quand on est mort, c’est pour toujours. ça veut dire que jamais, jamais on ne la reverra, et c’est très triste.
Anne a une drôle de voix quand elle lui parle.
– Mais tu avais dit qu’elle était au ciel?
Alors, elle lui raconte ce que la sœur Angèle a expliqué en classe quand leur maman est morte. Nous, on est malheureux parce que maman nous manque, mais elle, elle a de la chance, car elle est avec Jésus, dans un endroit très beau, où tout le monde est gentil, où on n’a jamais ni trop chaud ni trop froid, où tout est beau.
– On peut manger autant de glace que l’on veut?
– Je ne sais pas, sœur Angèle ne l’a pas dit.
– Tu crois que maman est contente, là-bas? Même sans nous?
– Oui, parce qu’elle nous voit. C’est pour ca que sœur Angèle a dit qu’on devait être
sages, parce que maman nous surveille et que ça lui fait plaisir et que ça lui fait plaisir qu’on soit gentils.
– Et on ne la reverra jamais?
– Oui, quand on sera vieux et qu’on sera morts, on la retrouvera. Et on restera
ensemble pour toujours.
– Et Irène aussi, elle sera là?
– Non, Eric, non. Irène n’ira pas au ciel.

Contributrice: Chiara Dal Monego

L’Éducation sentimentale – La rencontre

Une femme seule sur un banc apparaît à Frédéric et il en tombe aussitôt éperdument amoureux. Il l’observe et doit se rendre à l’évidence: elle est absolument parfaite. Une seule ombre se profile, mais elle est de taille ; elle est la femme de M. Arnoux, l’homme que Frédéric vient de rencontrer.

Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête; il fléchit involontairement les épaules; et, quand il se fut mis plus loin, du même coté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait; le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.

Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt; sa mère ne l’aimerait plus; on lui pardonnait trop de caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.

Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?

Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit:

-« Je vous remercie, monsieur. »

Leurs yeux se rencontrèrent.

-« Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.

Contributeur: Salamone Rafaël

Patrice et la violence conjugale

fear-1131143_1280Patrice est le genre d’homme à frapper sur ses compagnes. Après sa rencontre avec Cécile, il avait espéré avoir trouvé la bonne et était convaincu d’avoir échappé à tout cela. Pourtant, celui-ci est bel et bien dans un cercle vicieux sans fin, dans lequel la femme est le centre de ses problèmes. Elle boit ses belles paroles et ses promesses, subit le premier « accident », croit à ses excuses, et revient au cocon familial, pour finalement replonger dans les ennuis.

Patrice a toujours levé la main sur ses copines. Toutes. Il peut tirer une meuf un soir sans lui mettre une mandale, mais dès que ça devient une histoire, il y a la première claque. À force, c’est lui qu’elle marque le plus, la première. La meuf en face ne sait pas encore que c’est enclenché. Même quand elles ont eu dix histoires où dix fois elles se sont fait tabasser, les filles refusent de reconnaître qu’elles savent comment ça marche. Elles ont besoin de croire que c’était un accident. L’amour sera plus fort que la violence et transformera le mec violent en partenaire attentif. On se trouve, dans ces histoires, on se cherche, et on se trouve. Il n’est plus un gamin. Quand il rencontre une nouvelle fiancée, il s’écoute ouvrir les vannes aux belles promesses, aux cadeaux et aux compliments. Il se dupe, et elle se laisse duper. Cette fois, c’est la bonne, il a changé. Il suffit d’attendre. Première claque. Deux yeux écarquillés par la terreur lui disent qu’il n’y arrivera pas, et il réussit à se convaincre du contraire. La colère s’est invitée. Elle connaît le chemin, elle revient quand elle veut. Il corrigera cette fille. Elle le croira quand il jurera que ça ne recommencera pas. Il sera sincère. Il l’acculera dans un coin pour la cribler de coups, il la démolira, jusqu’à ce qu’elle parte. Et si elle ne part pas, il la tuera. Et chaque fois qu’il promettra qu’il regrette, il dira la vérité. Il cherche désespérément l’interrupteur, le déclic qui lui permettrait de garder le contrôle sur lui. La première baffe, avec Cécile, ça faisait dix mois qu’ils étaient ensemble et il était sûr d’avoir enfin trouvé la bonne, celle qui lui convenait. Avec elle, c’était différent. L’amour qu’il lui portait mêlait la confiance à l’excitation, la paix avec l’intensité – elle le rassurait, sans l’ennuyer. Il n’avait rien vu venir. Pourtant, il connaissait le scénario. Ça commence, les matins, par des monologues incendiaires – tout ce que Cécile ne faisait pas correctement, dans le couple, dans sa vie. Des arguments absurdes qui, sur le coup, paraissent valables. Et qu’il se répète, en boucle, jusqu’à être sûr de se faire avoir. Un jour, ça sort, elle pleure. Elle est surprise que l’homme qui passe son temps à lui répéter qu’il l’adore puisse avoir accumulé autant de rancœurs. Elle pleure et il s’excuse. Parce qu’une fois qu’elle est en larmes, ces mêmes arguments qui le rendaient furieux perdent leur évidence, il ne se souvient plus les avoir considérés comme justes. Mais quelque chose s’est mis en branle, un système de pensée destructrice, duquel il ignore comment descendre.

Contributeur: Harvent Laura

Patrice et la violence

Patrice est un ancien musicien qui vit seul sans sa femme et ses enfants. Il doit sa solitude à la colère et à la violence. Cette violence, qui est devenue un trait de sa personnalité, lui a en effet permis de réussir certaines choses dans sa vie.

C’était des conneries, ces groupes de parole. Ça n’allait jamais au cœur du problème : sans la colère, qu’est-ce qu’il devenait ? Un type qui se la ferme quand on lui vole la place de parking qu’il attend depuis dix minutes ? Une lavette qui ne répond pas quand un merdeux de quinze ans insulte sa meuf dans la rue ? Un pion muet quand son collègue lui laisse dix sacs de merde à répartir alors que c’est pas son taf à lui ? Toute la journée, il se faisait entuber. Quelle attitude devait-il adopter ? Siffloter en sachant qu’il appartenait à la classe sociale des punchingballs, des paillassons, des urinoirs ? Le mec du groupe disait toujours ça – qu’il ne fallait pas tout mélanger et mettre sur le même plan la politique, les sentiments et les petites frustrations. Va faire le tri. Un jour, il avait pris la parole, dans le groupe : si je renonce à la violence, qu’est-ce qui me reste ? […] Je n’ai pas de statut social. Je n’ai pas d’avenir professionnel. Si je renonce à la violence, à quel moment je me sens maître ? Franchement, qui respecte le prolo docile ? Il aime les bagarres dans les bars. Il aime la baston, depuis qu’il est petiot. L’année passée, dans le métro, il était assis à côté d’un gamin, un Black tout chétif tout sec, un gosse. Au moment de l’ouverture des portes deux autres gamins, du même âge, mais baraqués, étaient entrés dans la rame et s’étaient pointés directement sur lui, pour lui taxer sa thune et lui coller une correction. Deux grosses masses contre un tout petit, Patrice n’avait pas cherché à comprendre. Il les avait alpagués, il avait pris les deux et les avaient boxés à tour de rôle. Efficace. Ce jour-là, dans le métro, il avait été le héros – les gens autour de lui étaient contents d’avoir un psychopathe sous la main, personne ne pensait à l’envoyer dans un groupe de parole. Ils le félicitaient. La rame frisait l’ovation. À quel moment se sentirait-il vivant et bien dans sa peau, s’il n’avait plus la colère ?

Les fils de putes dans le groupe de parole étaient tous des enculés qui frappent leurs femmes, mais beaucoup d’entre eux n’osaient pas taper sur les hommes. Patrice, franchement, on pouvait lui reprocher tout ce qu’on voulait, mais pas d’être sélectif. Il tapait sur tout le monde. Ça lui plaisait – il n’avait peur de personne. Quand ça déboulait, il fallait que le monde cède, ça ne lui posait aucun problème de crever plutôt que se coucher.

[…]

Il avait aimé l’université. Les cours, la cafétéria, les syndicats, les fêtes et les examens. Tiens, encore un exemple : comment aurait-il obtenu une place en cité universitaire, gamin, s’il n’avait pas été violent ? C’est en faisant peur à tout le monde qu’il a obtenu, à l’époque, tout ce à quoi il avait droit. Sans quoi on l’aurait piétiné, comme on en piétinait tant d’autres, et il aurait abandonné.

Contributeur : Aiello Lisa

Faux-passeports – Le récit exemplaire de Iégor

Les valeurs auxquelles le narrateur peine à s’accorder sont notamment incarnées par un délégué de Moscou, Iégor. Ce dernier tente de ramener la brebis égarée au Parti ; il illustre ses convictions par un récit exemplaire.

« Voici l’histoire », dit[ Iégor]

[…]

« Ce camarade se nommait Stepan Korochenko. Un soir, on le place avec un piquet de douze hommes, au bord du village, près d’un bois. Quand le lendemain matin, on arrive pour le relever, Korochenko et les douze ont disparu. J’informe. Singulier : cette nuit-là, justement, pas un coup de feu de tiré. Deux gaillards qui traînaient autour d’une ferme les ont entendus s’éloigner. « Pourquoi ne pas avoir donné l’alarme ? – Nous croyions qu’ils exécutaient un ordre ! » Trop tard, d’ailleurs pour les rejoindre. Il faut faire un exemple. Je rassemble les hommes. Devant tous, je flétris les fuyards, « Si on les reprend, passés par les armes ! » Ordre à quiconque les voit, de tirer.

« Le lendemain, au carrefour, le bataillon est aligné ; on part. Korochenko paraît entre deux soldats.

« Que signifie ? Dis-je. Pourquoi n’avez-vous pas fusillé celui-là ? Il est jugé. Faites vite. »

« Korochenko crie : « Non. Non. Vous ne savez pas ! »

Je le dévisage. Je le toise. Je pressens un malheur. Je répète : « Faites vite.

« — Un mot, camarade commissaire. À vous seul. »

« Il est devant moi, pâle, tremblant. La peur ? Non. La honte ? Non. Cet homme veut me faire comprendre seulement qu’il n’a pas trahi. Pas besoin de mots pour le croire : cela crie.

« Je sais », dis-je.

« Il me regarde, épouvanté.

« — Stepan, membre du Parti, tu devais l’exemple. Pour tous, tu as fui. En vérité, tu n’as pas fui et je te crois. Mais si je te laisse vivre, c’est le doute en tous, la panique. Que dois-je faire ?

« — Mourir m’est égal, dit Stepan. Mais ainsi !

«  — Stepan, on peut donner au Parti autre chose encore que sa vie. »

«  Il se tut.

«  — Ça va, fit-il enfin.

«  — Qu’on l’abatte, criai-je. Une balle suffit. Pas de gaspillage. Et désormais, celui qui flanchera devant un ordre sera abattu, lui aussi. »

« Je m’enfuis, pour ne pas entendre le coup. »

*

Ce récit me sembla avoir atterré Robert autant que moi. Un silence passa, dura.

[…]

« Que vous voilà donc bouleversé, me dit [Iégor] tranquillement. Non, vous n’avez jamais été un véritable bolchevik. »

« — Être un véritable bolchevik, cela signifie-t-il faire bon marché du juste et de l’injuste, de la dignité de l’homme, de l’honneur d’une âme ? »

Iégor rit franchement.

« Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que pendant dix ans, tout habitué de ces billevesées bourgeoises, vous vous soyez conduit à peu près comme si vous aviez été un vrai bolchevik…

« Et vous vous figurez peut-être avoir embrassé le Communisme. Intellectuel que vous êtes ! Vous avez appris la doctrine, vous l’avez comprise, vous la savez, mais vous ne l’éprouvez pas, vous ne la vivez pas. La doctrine, l’action, ne font pas deux choses ; on ne passe pas de l’une à l’autre, comme on ferait d’une bibliothèque à une barricade ; le bolchevik est action quand il pense la doctrine, il est pensée quand il agit.

[…]

« La dignité de l’homme, l’honneur des âmes ? On pourra peut-être parler un jour comme vous le faites, de la dignité de l’homme, de l’honneur des âmes. Mais pour qu’on le puisse, il faut d’abord détruire cette société, ce monde, ce chaos d’esclavage et de mensonges. Pour l’heure, nous sommes dans les temps de l’enfer. Il n’y a pas de liberté : comment y aurait-il de vrais hommes ? Le devoir de chacun est de faire d’abord la liberté et les hommes. Mais que signifie cela, sinon le Parti ? Je parle, moi, du Parti, de la dignité du Parti, de l’honneur du Parti, de la victoire du Parti.

« Et bien, la victoire du Parti exigeait que Korochenko fût exécuté ! »

Pas Pleurer – Les délateurs

La Guerre d’Espagne (1936-1939) a scindé la société. Les deux camps se sont opposés dans une lutte acharnée à l’aune de laquelle la délation n’est qu’un recours parmi d’autres. L’horreur peut aussi devenir banale.

Les délateurs par la bouche desquels Dieu manifeste sa volonté se recrutent à tous les niveaux de la société, avec une proportion assez remarquable de prêtres, de dames de la haute qui bêlent leur amour du prochain et portent à leur corsage l’image sacrée du Cœur de Jésus d’où coule un joli filet de sang, d’épouses de gradés qui sont du dernier bien avec le père Untel nettoyeur de consciences, de cafetiers, de boulangers, de chevriers, de garçons de ferme, de nigauds faciles à catéchiser, de traîne-savates en manque d’exercice, de petites gens que l’on persuade de se décorer d’un pétard à la ceinture au nom de la nation en péril, de petites frappes et de grandes canailles qui repeignent de frais leur conscience en enfilant la tenue bleue censée leur restituer l’honneur perdu, de braves gens et d’autres plus saumâtres, et d’un nombre conséquent de personnes ordinaires, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises, c’est-à-dire d’une honnête médiocrité ainsi que le disait mon cher Nietzsche, c’est-à-dire comme vous et moi, c’est-à-dire qui vont régulièrement à confesse pour vidanger leurs péchés, ne manquent jamais la messe du dimanche ni le match de foot du samedi, sont pourvues d’une épouse et de trois enfantelets, et ne sont pas des monstres, ce qu’on appelle des monstres, assez proches en cela des militants du, mais non, non, pas de comparaisons tirées par les cheveux, qui ne sont pas des monstres, ce sont les circonstances seules qui sont monstrueuses, disait Bernanos, et les gens les subissent, ou plutôt ils y adaptent le petit nombre d’idées générales dont ils peuvent disposer.

Ces délateurs patriotiques, instruments de la volonté de Dieu, faut-il le répéter, ne s’embarrassent pas de démarches inutiles, car ils sont gens de poigne et qu’ils vont droit au but, sacré nom d’une pipe, sans se laisser freiner par de vaines pudeurs. Par voie épistolaire, ils dénoncent tous ceux qui éveillent leurs soupçons, et terminent leur lettre par de suaves gratulations aux autorités régnantes assorties de l’honneur de servir la patrie, ou par des remerciements émus et des sentiments affectionnés à la señora Untel qui a eu la bonté de leur faire parvenir de délicieuses poires (son époux est un franquiste qui ne rigole pas), les Comités d’épuration patriotique s’occupant du reste.

Madame Bovary – Le pied-bot

Charles exerce la médecine à Yonville. Le pharmacien Homais l’a encouragé à pratiquer une opération audacieuse sur le malheureux Hippolyte, qui souffre d’un pied-bot. La description de l’opération démontre la profondeur de la documentation chez Flaubert, dans ce cas pour expliquer précisément la nature de l’intervention.

Avec les conseils du pharmacien, et en recommençant trois fois, il fit donc construire par le menuisier, aidé du serrurier, une manière de boîte pesant huit livres environ, et où le fer, le bois, la tôle, le cuir, les vis et les écrous ne se trouvaient point épargnés.

Cependant, pour savoir quel tendon couper à Hippolyte, il fallait connaître d’abord quelle espèce de pied-bot il avait.

Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d’un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu’à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. À force d’avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d’énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s’écorait dessus, préférablement.

Or, puisque c’était un équin, il fallait couper le tendon d’Achille, quitte à s’en prendre plus tard au muscle tibial antérieur pour se débarrasser du varus ; car le médecin n’osait d’un seul coup risquer deux opérations, et même il tremblait déjà, dans la peur d’attaquer quelque région importante qu’il ne connaissait pas.

Ni Ambroise Paré, appliquant pour la première fois depuis Celse, après quinze siècles d’intervalle, la ligature immédiate d’une artère ; ni Dupuytren allant ouvrir un abcès à travers une couche épaisse d’encéphale ; ni Gensoul, quand il fit la première ablation de maxillaire supérieur, n’avaient certes le cœur si palpitant, la main si frémissante, l’intellect aussi tendu que M. Bovary quand il approcha d’Hippolyte, son ténotome entre les doigts. Et, comme dans les hôpitaux, on voyait à côté, sur une table, un tas de charpie, des fils cirés, beaucoup de bandes, une pyramide de bandes, tout ce qu’il y avait de bandes chez l’apothicaire. C’était M. Homais qui avait organisé dès le matin tous ces préparatifs, autant pour éblouir la multitude que pour s’illusionner lui-même. Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec. Le tendon était coupé, l’opération était finie. Hippolyte n’en revenait pas de surprise ; il se penchait sur les mains de Bovary pour les couvrir de baisers.

– Allons, calme-toi, disait l’apothicaire, tu témoigneras plus tard ta reconnaissance envers ton bienfaiteur !

Contributeur: Letens Laura

Education sentimentale – Actualité politique

Peu avant cette rencontre, Frédéric a défendu avec ardeur les droits du peuple chez les Dambreuse, famille de riches banquiers. Ces idées progressistes et démocratiques sont dans l’air du temps. Elles mèneront à la Révolution de 1848 dont le roman se fera l’écho. On remarquera l’omniprésence des questions politiques à cette époque, qui touchent à tous les domaines de la vie quotidienne, l’art y compris.

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d’un air digne.

Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’application des principes de l’Evangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces ; le Piémont, Naples, la Toscane…

­ « C’est vrai », dit Deslauriers, lui coupant net la parole, « ça ne peut pas durer plus longtemps ! »

Et il se mit à faire un tableau de la situation.

Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l’Angleterre la reconnaissance de Louis­-Philippe ; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, M. Guizot, à la remorque de l’Autrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d’Orient restait pendante.

­ « Ce n’est pas une raison parce que le grand-­duc Constantin envoie des présents à M. d’Aumale pour se fier à la Russie. Quant à l’intérieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne se tient plus ! Partout, enfin, c’est, selon le mot connu, rien ! rien ! rien! Et, devant tant de hontes », poursuivit l’avocat, en mettant ses poings sur ses hanches, « ils se déclarent satisfaits ! »

Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha une bouteille de bière. La mousse éclaboussa les rideaux, il n’y prit garde ; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait venir ; et on ne tarda pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de l’injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes.

Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin ; car l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait bien des infamies :

­ « Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-­vingt mille francs ! Qui le payera ? »

­ « Oui, qui le payera ? » reprit l’employé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.

Il s’ensuivit des récriminations contre les loups­-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.

­ « N’avez-­vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-­Antoine ? »

­ « On a même crié :  » A bas les voleurs !  » » dit le pharmacien. « J’y étais, j’ai crié ! »

­ « Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-­Cubières ! »

­ « Moi, ce procès­-là m’a fait de la peine », dit Dussardier, « parce que ça déshonore un vieux soldat ! »

­ « Savez­-vous, continua Sénécal, qu’on a découvert chez la duchesse de Praslin ?… »

Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.

­ « Salut, messeigneurs ! », dit-­il en s’asseyant sur le lit.

Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il regrettait, du reste, la Maréchale l’en ayant tancé vertement.

Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-­Rouge , et « trouvait ça embêtant ».

Un jugement pareil étonna les démocrates, ­ ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.

­ « Oui…, peut-­être ; mais c’est d’un style… »

­ « Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est­-ce que le style ? c’est l’idée ! »

Et, sans permettre à Frédéric de parler : « J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin… »

Hussonnet l’interrompit. « Ah ! voilà encore une rengaine, celle­-là ! M’embête­-t-­elle ! »

­ « Et d’autres que vous ! » répliqua Deslauriers. « Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez-­moi cette note. »

Et, ayant tiré son calepin, il lut : «  » Nous avons subi, depuis l’établissement de la meilleure des républiques, douze cent vingt-­neuf procès de presse, d’où il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d’amende.  » ­ C’est coquet, hein ? »

Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :

« La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé La Part des Femmes. »

­ « Allons ! bon ! » dit Hussonnet. « Si on nous défend notre part des femmes ! »

­ « Mais qu’est-­ce qui n’est pas défendu ? » s’écria Deslauriers. « Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX ! »

Contributeur : Janssens Aurélien