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Pas Pleurer – Les délateurs

La Guerre d’Espagne (1936-1939) a scindé la société. Les deux camps se sont opposés dans une lutte acharnée à l’aune de laquelle la délation n’est qu’un recours parmi d’autres. L’horreur peut aussi devenir banale.

Les délateurs par la bouche desquels Dieu manifeste sa volonté se recrutent à tous les niveaux de la société, avec une proportion assez remarquable de prêtres, de dames de la haute qui bêlent leur amour du prochain et portent à leur corsage l’image sacrée du Cœur de Jésus d’où coule un joli filet de sang, d’épouses de gradés qui sont du dernier bien avec le père Untel nettoyeur de consciences, de cafetiers, de boulangers, de chevriers, de garçons de ferme, de nigauds faciles à catéchiser, de traîne-savates en manque d’exercice, de petites gens que l’on persuade de se décorer d’un pétard à la ceinture au nom de la nation en péril, de petites frappes et de grandes canailles qui repeignent de frais leur conscience en enfilant la tenue bleue censée leur restituer l’honneur perdu, de braves gens et d’autres plus saumâtres, et d’un nombre conséquent de personnes ordinaires, c’est-à-dire ni bonnes ni mauvaises, c’est-à-dire d’une honnête médiocrité ainsi que le disait mon cher Nietzsche, c’est-à-dire comme vous et moi, c’est-à-dire qui vont régulièrement à confesse pour vidanger leurs péchés, ne manquent jamais la messe du dimanche ni le match de foot du samedi, sont pourvues d’une épouse et de trois enfantelets, et ne sont pas des monstres, ce qu’on appelle des monstres, assez proches en cela des militants du, mais non, non, pas de comparaisons tirées par les cheveux, qui ne sont pas des monstres, ce sont les circonstances seules qui sont monstrueuses, disait Bernanos, et les gens les subissent, ou plutôt ils y adaptent le petit nombre d’idées générales dont ils peuvent disposer.

Ces délateurs patriotiques, instruments de la volonté de Dieu, faut-il le répéter, ne s’embarrassent pas de démarches inutiles, car ils sont gens de poigne et qu’ils vont droit au but, sacré nom d’une pipe, sans se laisser freiner par de vaines pudeurs. Par voie épistolaire, ils dénoncent tous ceux qui éveillent leurs soupçons, et terminent leur lettre par de suaves gratulations aux autorités régnantes assorties de l’honneur de servir la patrie, ou par des remerciements émus et des sentiments affectionnés à la señora Untel qui a eu la bonté de leur faire parvenir de délicieuses poires (son époux est un franquiste qui ne rigole pas), les Comités d’épuration patriotique s’occupant du reste.

Education sentimentale – Actualité politique

Peu avant cette rencontre, Frédéric a défendu avec ardeur les droits du peuple chez les Dambreuse, famille de riches banquiers. Ces idées progressistes et démocratiques sont dans l’air du temps. Elles mèneront à la Révolution de 1848 dont le roman se fera l’écho. On remarquera l’omniprésence des questions politiques à cette époque, qui touchent à tous les domaines de la vie quotidienne, l’art y compris.

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d’un air digne.

Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le suffrage universel, d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’application des principes de l’Evangile. Du reste, le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces ; le Piémont, Naples, la Toscane…

­ « C’est vrai », dit Deslauriers, lui coupant net la parole, « ça ne peut pas durer plus longtemps ! »

Et il se mit à faire un tableau de la situation.

Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l’Angleterre la reconnaissance de Louis­-Philippe ; et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! En Suisse, M. Guizot, à la remorque de l’Autrichien, soutenait les traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La question d’Orient restait pendante.

­ « Ce n’est pas une raison parce que le grand-­duc Constantin envoie des présents à M. d’Aumale pour se fier à la Russie. Quant à l’intérieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement, de bêtise ! Leur majorité même ne se tient plus ! Partout, enfin, c’est, selon le mot connu, rien ! rien ! rien! Et, devant tant de hontes », poursuivit l’avocat, en mettant ses poings sur ses hanches, « ils se déclarent satisfaits ! »

Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha une bouteille de bière. La mousse éclaboussa les rideaux, il n’y prit garde ; il chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir si le punch allait venir ; et on ne tarda pas à s’exalter, tous ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre cause que la haine de l’injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les reproches les plus bêtes.

Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Le courtier d’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin ; car l’éclectisme, enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout haut qu’il oubliait bien des infamies :

­ « Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-­vingt mille francs ! Qui le payera ? »

­ « Oui, qui le payera ? » reprit l’employé de commerce, furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.

Il s’ensuivit des récriminations contre les loups­-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, qui ressuscitaient les mœurs de la Régence.

­ « N’avez-­vous pas vu, dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-­Antoine ? »

­ « On a même crié :  » A bas les voleurs !  » » dit le pharmacien. « J’y étais, j’ai crié ! »

­ « Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procès Teste-­Cubières ! »

­ « Moi, ce procès­-là m’a fait de la peine », dit Dussardier, « parce que ça déshonore un vieux soldat ! »

­ « Savez­-vous, continua Sénécal, qu’on a découvert chez la duchesse de Praslin ?… »

Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.

­ « Salut, messeigneurs ! », dit-­il en s’asseyant sur le lit.

Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il regrettait, du reste, la Maréchale l’en ayant tancé vertement.

Il venait de voir, au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-­Rouge , et « trouvait ça embêtant ».

Un jugement pareil étonna les démocrates, ­ ce drame, par ses tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.

­ « Oui…, peut-­être ; mais c’est d’un style… »

­ « Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est­-ce que le style ? c’est l’idée ! »

Et, sans permettre à Frédéric de parler : « J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin… »

Hussonnet l’interrompit. « Ah ! voilà encore une rengaine, celle­-là ! M’embête­-t-­elle ! »

­ « Et d’autres que vous ! » répliqua Deslauriers. « Elle a fait saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez-­moi cette note. »

Et, ayant tiré son calepin, il lut : «  » Nous avons subi, depuis l’établissement de la meilleure des républiques, douze cent vingt-­neuf procès de presse, d’où il est résulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d’amende.  » ­ C’est coquet, hein ? »

Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres, reprit :

« La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, un roman intitulé La Part des Femmes. »

­ « Allons ! bon ! » dit Hussonnet. « Si on nous défend notre part des femmes ! »

­ « Mais qu’est-­ce qui n’est pas défendu ? » s’écria Deslauriers. « Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l’hymne à Pie IX ! »

Contributeur : Janssens Aurélien