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Quel monstre?

Aronnax a fait naufrage avec Conseil. Ned Land les sauve et les recueille sur « un petit Ilot », qui se révélera être le dos du monstre marin qu’ils pourchassaient…

« « Ned ! m’écriai-je.

– En personne, monsieur, et qui court après sa prime ! répondit le Canadien.

– Vous avez été précipité à la mer au choc de la frégate ?

– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisé que vous, j’ai pu prendre pied presque immédiatement sur un îlot flottant.

– Un îlot ?

– Ou, pour mieux dire, sur notre narval gigantesque.

– Expliquez-vous, Ned.

– Seulement, j’ai bientôt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’était émoussé sur sa peau.

– Pourquoi, Ned, pourquoi ?

– C’est que cette bête-là, monsieur le professeur, est faite en tôle d’acier ! »

Il faut ici que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrôle moi-même mes assertions. Les dernières paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’être ou de l’objet à demi immergé qui nous servait de refuge. Je l’éprouvai du pied. C’était évidemment un corps dur, impénétrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifères marins. Mais ce corps dur pouvait être une carapace osseuse, semblable à celle des animaux antédiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les aligators. Eh bien ! non ! Le dos noirâtre qui me supportait était lisse, poli, non imbriqué. Il rendait au choc une sonorité métallique, et, si incroyable que cela fût, il semblait, que dis-je, il était fait de plaques boulonnées. Le doute n’était pas possible !

L’animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et fourvoyé l’imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c’était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène de main d’homme. La découverte de l’existence de l’être le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Créateur, c’est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous ses yeux, l’impossible mystérieusement et humainement réalisé, c’était à confondre l’esprit ! Il n’y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land était faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pûmes que nous y ranger.

« Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mécanisme de locomotion et un équipage pour le manœuvrer ?

– Évidemment, répondit le harponneur, et néanmoins, depuis trois heures que j’habite cette île flottante, elle n’a pas donné signe de vie.

– Ce bateau n’a pas marché ?

– Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gré des lames, mais il ne bouge pas.

– Nous savons, à n’en pas douter, cependant, qu’il est doué d’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mécanicien pour conduire cette machine, j’en conclus… que nous sommes sauvés. »

Contributeur: Lucas De Spiegeleer

L’Amour la poésie – La Terre est bleue comme une orange

D’abord déstabilisant, ce poème n’en possède pas moins une certaine continuité thématique. De même, les images surgissent par une contigüité spatiale, voire sensuelle.

La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas
Ils ne vous donnent plus à chanter
Au tour des baisers de s’entendre
Les fous et les amours
Elle sa bouche d’alliance
Tous les secrets tous les sourires
Et quels vêtements d’indulgence
À la croire toute nue.

Les guêpes fleurissent vert
L’aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté.

La Ville personnifiée

La ville de Bruges est ici personnifiée, figurant l’identification que fait l’auteur entre la ville et son épouse défunte. Sa tristesse est d’autant plus vive qu’il ne peut oublier le bonheur qu’il a vécu avec sa femme.

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Bruges-la-Morte La Ville personnifiée

La ville de Bruges est ici personnifiée, figurant l’identification que fait l’auteur entre la ville et son épouse défunte. Sa tristesse est d’autant plus vive qu’il ne peut oublier le bonheur qu’il a vécu avec sa femme.

Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d’une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu’il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au delà de la vie.

Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d’après-midi! Il l’aimait ainsi! C’est pour sa tristesse même qu’il l’avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d’une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d’ici pût influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s’était ressouvenu de Bruges et avait eu l’intuition instantanée qu’il fallait s’y fixer désormais. Une équation mystérieuse s’établissait. À l’épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu’ici. Il y était venu d’instinct. Que le monde, ailleurs, s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d’une existence si monotone qu’elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.

Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la plaie?

Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.

Dans l’atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l’avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d’Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.

La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer.

Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu’il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d’agonie, des pignons décalquant dans l’eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s’éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l’égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d’un goupillon pour quelque absoute.

Dans cette solitude du soir et de l’automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d’avoir fini sa vie et l’impatience du tombeau. Il semblait qu’une ombre s’allongeât des tours sur son âme; qu’un conseil vînt des vieux murs jusqu’à lui; qu’une voix chuchotante montât de l’eau— l’eau s’en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d’Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.

Plus d’une fois déjà il s’était senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion des pierres; il avait vraiment surpris l’ordre des choses de ne pas survivre à la mort d’alentour.

Le jeune homme de la rue Vivienne

La rue Vivienne nous apparaît comme un organisme vivant et vaguement menaçant. Dans ce décor surgit un jeune homme à la beauté inquiétante, comme le révèle sa description particulièrement déstabilisante par les images qu’elle convoque.

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Les Chants de Maldoror – Le jeune homme de la rue Vivienne

La rue Vivienne nous apparaît comme un organisme vivant et vaguement menaçant. Dans ce décor surgit un jeune homme à la beauté inquiétante, comme le révèle sa description particulièrement déstabilisante par les images qu’elle convoque.

Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! A peine le dernier coup de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève : il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence.
Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un cœur qui cesse d’aimer, elle a sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que sont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitude et l’obscurité ! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s’écriant : «Un malheur se prépare.» Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue de Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !

Phèdre – L’aveu de Phèdre

Phèdre, consciente du scandale de son amour, peine à l’avouer. Il faudra toute l’insistance de sa confidente, Œnone, pour qu’advienne l’aveu.

ŒNONE

Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

PHÈDRE

Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.

ŒNONE

Aimez-vous ?

PHÈDRE

De l’amour j’ai toutes les fureurs.

ŒNONE

Pour qui ?

PHÈDRE

Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J’aime… à ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…

ŒNONE

Qui ?

PHÈDRE

Tu connais ce Fils de l’Amazone,
Ce Prince si longtemps par moi-même opprimé ?

ŒNONE

Hippolyte ? Grands Dieux !

PHÈDRE

C’est toi qui l’as nommé !

ŒNONE

Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux ?

PHÈDRE

Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone. Et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus toute entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.

 

L’Illusion comique – Clindor est comédien

photo-1429186219543-755f5bfeeef8Pridamant pense avoir vu son fils mourir, grâce aux visions que lui offre Alcandre. Il est surpris de le retrouver ensuite en vie. L’explication est simple: son fils est comédien et ce qu’il avait d’abord vu n’était qu’une pièce de théâtre.

On tire un rideau et on voit tous les comédiens qui partagent leur argent.

PRIDAMANT

Que vois-je ! chez les morts compte-t-on de l’argent ?

ALCANDRE

Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent !

PRIDAMANT

Je vois Clindor, Rosine. Ah ! Dieu ! quelle surprise !

Je vois leur assassin, je vois sa femme et Lyse !

Quel charme en un moment étouffe leurs discords

Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

ALCANDRE

Ainsi, tous les acteurs d’une troupe comique,

Leur poème récité, partagent leur pratique.

L’un tue et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié,

Mais la scène préside à leur inimitié.

Leurs vers font leur combat, leur mort suit leurs paroles,

Et sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,

Le traître et le trahi, le mort et le vivant

Se trouvent à la fin amis comme devant.

Votre fils et son train ont bien su par leur fuite

D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;

Mais en tombant dans les mains de la nécessité,

Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.

PRIDAMANT

Mon fils comédien !

ALCANDRE

D’un art si difficile

Tous les quatre au besoin en ont fait leur asile,

Et depuis sa prison ce que vous avez vu,

Son adultère amour, son trépas impourvu,

N’est que la triste fin d’une pièce tragique

Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,

Par où ses compagnons et lui, dans leur métier,

Ravissent dans Paris un peuple tout entier.

Le gain leur en demeure, et ce grand équipage

Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,

Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer

Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.

PRIDAMANT

J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte,

Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte :

Est-ce là cette gloire et ce haut rang d’honneur

Où le devait monter l’excès de son bonheur ?

ALCANDRE

Cessez de vous en plaindre : à présent le théâtre

Est en un point si haut qu’un chacun l’idolâtre,

Et ce que votre temps voyait avec mépris

Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,

L’entretien de Paris, le souhait des provinces,

Le divertissement le plus doux de nos princes,

Les délices du peuple, et le plaisir des grands ;

Parmi leurs passe-temps il tient les premiers rangs,

Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde

Par ses illustres soins conserver tout le monde

Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau

De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.

Même notre grand roi, ce foudre de la guerre

Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,

Le front ceint de lauriers daigne bien quelquefois

Prêter l’œil et l’oreille au théâtre français.

C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;

Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles,

Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard

De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.

S’il faut par la richesse estimer les personnes,

Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes,

Et votre fils rencontre en un métier si doux

Plus de biens et d’honneur qu’il n’eût trouvé chez vous.

Défaites-vous enfin de cette erreur commune,

Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

 

Éloge de la Folie – La folie des rois

crown-413692_640Malgré leur position sociale privilégiée, et même peut-être à cause d’elle, les rois n’échappent pas à la Folie. Sans elle, sans doute ne pourraient-ils régner, tout simplement. Érasme nous livre ici en creux sa vision de l’exercice idéal du pouvoir royal.

Depuis longtemps, je désirais vous parler des Rois et des Princes de cour ; eux, du moins, avec la franchise qui sied à des hommes libres, me rendent un culte sincère.

À vrai dire, s’ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ? Personne ne voudrait payer la couronne du prix d’un parjure ou d’un parricide, si l’on réfléchissait au poids du fardeau que s’impose celui qui veut vraiment gouverner. Dès qu’il a pris le pouvoir, il ne doit plus penser qu’aux affaires politiques et non aux siennes, ne viser qu’au bien général, ne pas s’écarter d’un pouce de l’ob­servation des lois qu’il a promulguées et qu’il fait exécuter, exiger l’intégrité de cha­cun dans l’administration et les magistratures. Tous les regards se tournent vers lui, car il peut être, par ses vertus, l’astre bienfaisant qui assure le salut des hommes ou la comète mortelle qui leur apporte le désastre. Les vices des autres n’ont pas autant d’importance et leur influence ne s’étend pas si loin ; mais le Prince occupe un tel rang que ses moindres défaillances répandent le mauvais exemple universel. Favorisé par la fortune, il est entouré de toutes les séductions ; parmi les plaisirs, l’indépendance, l’adulation, le luxe, il a bien des efforts à faire, bien des soins à prendre, pour ne point se tromper sur son devoir et n’y jamais manquer. Enfin, vivant au milieu des embûches, des haines, des dangers, et toujours en crainte, il sent au-dessus de sa tête le Roi véritable, qui ne tardera pas à lui demander compte de la moindre faute, et sera d’autant plus sévère pour lui qu’il aura exercé un pouvoir plus grand.

En vérité, si les princes se voyaient dans cette situation, ce qu’ils feraient s’ils étaient sages, ils ne pourraient, je pense, goûter en paix ni le sommeil, ni la table. C’est alors que j’apporte mon bienfait : ils laissent aux Dieux l’arrangement des affaires, mènent une vie de mollesse et ne veulent écouter que ceux qui savent leur parler agréable­ment et chasser tout souci des âmes. Ils croient remplir pleinement la fonction royale, s’ils vont assidûment à la chasse, entretiennent de beaux chevaux, trafiquent à leur gré des magistratures et des commandements, inventent chaque jour de nouvelles manières de faire absorber par leur fisc la fortune des citoyens, découvrent les pré­textes habiles qui couvriront d’un semblant de justice la pire iniquité. Ils y joignent, pour se les attacher, quelques flatteries aux masses populaires.

Représentez-vous maintenant le Prince tel qu’il est fréquemment. Il ignore les lois, est assez hostile au bien général, car il n’envisage que le sien; il s’adonne aux plaisirs, hait le savoir, l’indépendance et la vérité, se moque du salut public et n’a d’autres règles que ses convoitises et son égoïsme. Donnez-lui le collier d’or, symbole de la réunion de toutes les vertus, la couronne ornée de pierres fines, pour l’avertir de l’emporter sur tous par un ensemble de vertus héroïques ; ajoutez-y le sceptre, emblème de la jus­tice et d’une âme incorruptible, enfin la pourpre, qui signifie le parfait dévouement à l’État. Un prince qui saurait comparer sa conduite à ces insignes de sa fonction, rou­girait, ce me semble, d’en être revêtu et redouterait qu’un malicieux interprète ne vînt tourner en dérision tout cet attirail de théâtre.


Faux-passeports – Le récit exemplaire de Iégor

Les valeurs auxquelles le narrateur peine à s’accorder sont notamment incarnées par un délégué de Moscou, Iégor. Ce dernier tente de ramener la brebis égarée au Parti ; il illustre ses convictions par un récit exemplaire.

« Voici l’histoire », dit[ Iégor]

[…]

« Ce camarade se nommait Stepan Korochenko. Un soir, on le place avec un piquet de douze hommes, au bord du village, près d’un bois. Quand le lendemain matin, on arrive pour le relever, Korochenko et les douze ont disparu. J’informe. Singulier : cette nuit-là, justement, pas un coup de feu de tiré. Deux gaillards qui traînaient autour d’une ferme les ont entendus s’éloigner. « Pourquoi ne pas avoir donné l’alarme ? – Nous croyions qu’ils exécutaient un ordre ! » Trop tard, d’ailleurs pour les rejoindre. Il faut faire un exemple. Je rassemble les hommes. Devant tous, je flétris les fuyards, « Si on les reprend, passés par les armes ! » Ordre à quiconque les voit, de tirer.

« Le lendemain, au carrefour, le bataillon est aligné ; on part. Korochenko paraît entre deux soldats.

« Que signifie ? Dis-je. Pourquoi n’avez-vous pas fusillé celui-là ? Il est jugé. Faites vite. »

« Korochenko crie : « Non. Non. Vous ne savez pas ! »

Je le dévisage. Je le toise. Je pressens un malheur. Je répète : « Faites vite.

« — Un mot, camarade commissaire. À vous seul. »

« Il est devant moi, pâle, tremblant. La peur ? Non. La honte ? Non. Cet homme veut me faire comprendre seulement qu’il n’a pas trahi. Pas besoin de mots pour le croire : cela crie.

« Je sais », dis-je.

« Il me regarde, épouvanté.

« — Stepan, membre du Parti, tu devais l’exemple. Pour tous, tu as fui. En vérité, tu n’as pas fui et je te crois. Mais si je te laisse vivre, c’est le doute en tous, la panique. Que dois-je faire ?

« — Mourir m’est égal, dit Stepan. Mais ainsi !

«  — Stepan, on peut donner au Parti autre chose encore que sa vie. »

«  Il se tut.

«  — Ça va, fit-il enfin.

«  — Qu’on l’abatte, criai-je. Une balle suffit. Pas de gaspillage. Et désormais, celui qui flanchera devant un ordre sera abattu, lui aussi. »

« Je m’enfuis, pour ne pas entendre le coup. »

*

Ce récit me sembla avoir atterré Robert autant que moi. Un silence passa, dura.

[…]

« Que vous voilà donc bouleversé, me dit [Iégor] tranquillement. Non, vous n’avez jamais été un véritable bolchevik. »

« — Être un véritable bolchevik, cela signifie-t-il faire bon marché du juste et de l’injuste, de la dignité de l’homme, de l’honneur d’une âme ? »

Iégor rit franchement.

« Ce qui m’étonne, dit-il, c’est que pendant dix ans, tout habitué de ces billevesées bourgeoises, vous vous soyez conduit à peu près comme si vous aviez été un vrai bolchevik…

« Et vous vous figurez peut-être avoir embrassé le Communisme. Intellectuel que vous êtes ! Vous avez appris la doctrine, vous l’avez comprise, vous la savez, mais vous ne l’éprouvez pas, vous ne la vivez pas. La doctrine, l’action, ne font pas deux choses ; on ne passe pas de l’une à l’autre, comme on ferait d’une bibliothèque à une barricade ; le bolchevik est action quand il pense la doctrine, il est pensée quand il agit.

[…]

« La dignité de l’homme, l’honneur des âmes ? On pourra peut-être parler un jour comme vous le faites, de la dignité de l’homme, de l’honneur des âmes. Mais pour qu’on le puisse, il faut d’abord détruire cette société, ce monde, ce chaos d’esclavage et de mensonges. Pour l’heure, nous sommes dans les temps de l’enfer. Il n’y a pas de liberté : comment y aurait-il de vrais hommes ? Le devoir de chacun est de faire d’abord la liberté et les hommes. Mais que signifie cela, sinon le Parti ? Je parle, moi, du Parti, de la dignité du Parti, de l’honneur du Parti, de la victoire du Parti.

« Et bien, la victoire du Parti exigeait que Korochenko fût exécuté ! »