Bruges-la-Morte La Ville personnifiée

La ville de Bruges est ici personnifiée, figurant l’identification que fait l’auteur entre la ville et son épouse défunte. Sa tristesse est d’autant plus vive qu’il ne peut oublier le bonheur qu’il a vécu avec sa femme.

Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d’une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu’il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au delà de la vie.

Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d’après-midi! Il l’aimait ainsi! C’est pour sa tristesse même qu’il l’avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d’une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d’ici pût influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s’était ressouvenu de Bruges et avait eu l’intuition instantanée qu’il fallait s’y fixer désormais. Une équation mystérieuse s’établissait. À l’épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu’ici. Il y était venu d’instinct. Que le monde, ailleurs, s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d’une existence si monotone qu’elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.

Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la plaie?

Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.

Dans l’atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l’avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d’Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.

La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer.

Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu’il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d’agonie, des pignons décalquant dans l’eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s’éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l’égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d’un goupillon pour quelque absoute.

Dans cette solitude du soir et de l’automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d’avoir fini sa vie et l’impatience du tombeau. Il semblait qu’une ombre s’allongeât des tours sur son âme; qu’un conseil vînt des vieux murs jusqu’à lui; qu’une voix chuchotante montât de l’eau— l’eau s’en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d’Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.

Plus d’une fois déjà il s’était senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion des pierres; il avait vraiment surpris l’ordre des choses de ne pas survivre à la mort d’alentour.

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