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Pococurante ou l’ennui

Candide et Martin parviennent au palais du noble Pococurante, homme d’une soixantainesand-918837_640 d’années, extrêmement riche. Ils découvrent avec stupéfaction que celui-ci s’ennuie de tout, de la grande musique classique, des tableaux de renommée et même des jolies femmes qui habitent son palais.

D’abord deux filles jolies servirent du chocolat, qu’elles firent très-bien mousser. […] « Ce sont d’assez bonnes créatures, dit le sénateur Pococurante ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit : car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles ; mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m’ennuyer. »

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris  de la beauté des tableaux. Il demanda de quel maître étaient les deux premiers. « Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années […], mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très-rembrunie,  les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe : en un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même : il n’y en a point de cette espèce. J’ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus. »

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto. Candide trouva la musique délicieuse. « Ce bruit, dit Pococurante, peut amuser une demi-heure ; mais s’il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer.

[…] Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié, loua l’illustrissime sur son bon goût. « Voilà, dit-il, un livre qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. — Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurante ; […] cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu’on assiège, et qu’on ne prend point : tout cela me causait le plus mortel ennui. […] Tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité. […]

— Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. — Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le sixième livre de son Énéide, sont excellents ; mais pour son pieux Énée, et le fort Cloanthe, […] je ne crois pas qu’il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J’aime mieux le Tasse et les contes à dormir debout de l’Arioste.

— Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n’avez pas un grand plaisir à lire Horace ? — Il y a des maximes, dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, […] mais je me soucie fort peu de son voyage à Brindes, et de sa description d’un mauvais dîner, et de la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus dont les paroles étaient pleines de pus, et un autre dont les paroles étaient du vinaigre.  […] Les sots admirent tout dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi : je n’aime que ce qui est à mon usage. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort étonné de ce qu’il entendait ; et Martin trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.

Contributeur: Kaptue Wilfried

L’amour plutôt que l’amitié

Le vicomte de Valmont, plus décidé que jamais à conquérir la présidente de Tourvel, ne cesse de lui envoyer des lettres malgré le souhait de celle-ci de ne plus être ennuyée par les avances accablantes du vicomte. Refusant la proposition de celle-ci de devenir son ami, Valmont va alors lui envoyer une lettre prétendant exprimer son ressenti et son amour.

LETTRE LXVIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL

Comment répondre, Madame, à votre dernière Lettre ? Comment oser être vrai, quand ma sincérité peut me perdre auprès de vous ? N’importe, il le faut ; j’en aurai le courage. Je me dis, je me répète, qu’il vaut mieux vous mériter que vous obtenir ; et dussiez−vous me refuser toujours un bonheur que je désirerai sans cesse, il faut vous prouver au moins que mon cœur en est digne. Quel dommage que, comme vous le dites, je sois revenu de mes erreurs ! avec quels transports de joie j’aurais lu cette même Lettre à laquelle je tremble de répondre aujourd’hui ! Vous m’y parlez avec franchise, vous me témoignez de la confiance, vous m’offrez enfin votre amitié : que de biens, Madame, et quels regrets de ne pouvoir en profiter ! Pourquoi ne suis−je plus le même ? Si je l’étais en effet ; si je n’avais pour vous qu’un goût ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et du plaisir, qu’aujourd’hui pourtant on nomme amour, je me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pourrais obtenir. Peu délicat sur les moyens, pourvu qu’ils me procurassent le succès, j’encouragerais votre franchise par le besoin de vous deviner ; je désirerais votre confiance, dans le dessein de la trahir ; j’accepterais votre amitié dans l’espoir de l’égarer. Quoi ! Madame, ce tableau vous effraie ? hé bien ! il serait pourtant tracé d’après moi, si je vous disais que je consens à n’être que votre ami. Qui, moi ! je consentirais à partager avec quelqu’un un sentiment émané de votre âme ? Si jamais je vous le dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai à vous tromper ; je pourrai vous désirer encore, mais à coup sûr je ne vous aimerai plus. Ce n’est pas que l’aimable franchise, la douce confiance, la sensible amitié, soient sans prix à mes yeux. Mais l’amour ! l’amour véritable, et tel que vous l’inspirez, en réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus d’énergie, ne saurait se prêter, comme eux, à cette tranquillité, à cette froideur de l’âme, qui permet des comparaisons, qui souffre même des préférences. Non, Madame, je ne serai point votre ami ; je vous aimerai de l’amour le plus tendre, et même le plus ardent, quoique le plus respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non l’anéantir. De quel droit prétendez−vous disposer d’un cœur dont vous refusez l’hommage ? Par quel raffinement de cruauté, m’enviez−vous jusqu’au bonheur de vous aimer ? Celui−là est à moi, il est indépendant de vous ; je saurai le défendre. S’il est la source de mes maux, il en est aussi le remède. Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus cruels ; mais laissez−moi mon amour. Vous vous plaisez à me rendre malheureux ! eh bien ! soit ; essayez de lasser mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider de mon sort ; et peut−être, quelque jour, vous me rendrez plus de justice. Ce n’est pas que j’espère vous rendre jamais sensible : mais sans être persuadée, vous serez convaincue, vous vous direz : Je l’avais mal jugé. Disons mieux, c’est à vous que vous faites injustice. Vous connaître sans vous aimer, vous aimer sans être constant, sont tous deux également impossibles ; et malgré la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de vous plaindre, que de vous étonner de sentiments que vous faites naître. Pour moi, dont le seul mérite est d’avoir su vous apprécier, je ne veux pas le perdre ; et loin de consentir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le serment de vous aimer toujours.

Contributeur: Kuprowski Jeremy

Véra éternelle?

Suite au décès de son épouse qu’il adorait, le comte d’Athol va être perturbé et voir des signes de la présence de sa femme. Il va vouloir continuer à vivre comme si elle était toujours vivante. Il demande alors à son serviteur de les servir comme avant.

Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux : et la Nuit lui apparaissait personnelle ; − elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au−dessus des arbres, perdue au fond de l’azur.

− C’est Véra, pensa−t−il.

A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille ; puis, se dressant, regarda autour de lui.

Les objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les ténèbres, et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître ici comme un autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’un iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque, d’un vieux bois précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace et le tableau. Un reflet des ors de l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi les joyaux de la cheminée.

Le plein−nimbe de la Madone en habits de ciel brillait, rosacé de la croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans le reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des perles. Depuis l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le visage maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa nature, hélas ! ne pouvant lui consacrer qu’un superstitieux amour, le lui offrait parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle passait devant la veilleuse.

Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus secret de l’âme, se dressa, souffla vite la lueur sainte, et, à tâtons, dans l’ombre, étendant la main vers une torsade, sonna.

Un serviteur parut : c’était un vieillard vêtu de noir ; il tenait une lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il vit son maître debout et souriant comme si rien ne se fût passé.

− Raymond, dit tranquillement le comte, ce soir, nous sommes accablés de fatigue, la comtesse et moi ; tu serviras le souper vers dix heures. − A propos, nous avons résolu de nous isoler davantage, ici, dès demain. Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années, et qu’ils se retirent. − Puis, tu fermeras la barre du portail ; tu allumeras les flambeaux en bas, dans la salle à manger ; tu nous suffiras. − Nous ne recevrons personne à l’avenir.

Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.

Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.

Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop désespérée, avait égaré l’esprit de son maître. Il le connaissait depuis l’enfance ; il comprit, à l’instant, que le heurt d’un réveil trop soudain pouvait être fatal à ce somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un tel secret.

Il baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux rêve ? Obéir ? … Continuer de les servir sans tenir compte de la Mort ? − Quelle étrange idée ! … Tiendrait−elle une nuit ? … Demain, demain, hélas ! … Ah ! qui savait ? … Peut−être ! … − Projet sacré, après tout ! − De quel droit réfléchissait−il ? …

Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir même, l’insolite existence commença.

Il s’agissait de créer un mirage terrible.

Contributeur: Delplancq Chloé

Alexandre Bleach est mort

http://barnimages.com/

Vernon Subutex et Alex Bleach se connaissent depuis plusieurs années. Un soir, Alex, célèbre chanteur de rock et dépendant à la drogue, décide sur un coup de tête de filmer son testament. Vernon sera le seul détenteur des cassettes de celui-ci. Il sera, tout au long du roman, recherché par plusieurs personnes qui n’ont qu’une seule idée en tête : être le premier à découvrir ce que cache ce fameux enregistrement.

Alexandre Bleach est mort.

Vernon, en voyant son nom se répéter sur Facebook, ne percute pas tout de suite. On l’a retrouvé, mort, dans une chambre d’hôtel. Qui va payer ses loyers en retard ? C’est la première question que Vernon se pose. Les mails et textos qu’il a envoyés ces dernières semaines sont restés sans réponse. Ses appels à l’aide. Il avait l’habitude qu’Alex soit long à la détente. Vernon comptait sur lui. Comme chaque fois que la situation devenait critique. Alexandre finissait toujours par le dépanner. Vernon est assis devant son ordinateur des sentiments contradictoires ou étrangers les uns aux autres brassent sa poitrine, comme des chats lancés dans le même sac par une main agile et impitoyable.

Sur Internet, ça se répand comme une lèpre. Ça fait longtemps qu’Alexandre appartenait à tout le monde. Vernon pensait être habitué. Quand Alexandre sortait un disque ou commençait une tournée, impossible de l’ignorer. Pas une heure de la journée sans le voir exhibé, gigoter quelque part, débiter quelques inepties de sa belle voix grave de toxico crooner. Alexandre avait été touché par le succès comme on est percuté par un camion : il ne donnait pas trop l’impression d’en être sorti indemne. Son problème n’avait pas été la grosse tête, plutôt un désespoir violent, qui avait fatigué ses proches. Il est difficile de voir quelqu’un obtenir ce que tout le monde désire, et de devoir le consoler, en prime. Il n’y a pas encore de photos du macchabée dans sa chambre d’hôtel. Ça viendra. Alex est mort noyé. Dans une baignoire. Une coproduction champagne et médocs, il s’est endormi. Va savoir ce qu’il est allé foutre dans une baignoire, tout seul, dans un hôtel, en plein après-midi. Va savoir, de toute façon, ce qui rendait ce type si désespérément malheureux. Alex aura planté jusqu’à sa mort. L’hôtel est trop médiocre pour faire rêver, mais pas assez calamiteux pour que ce soit exotique. Ça lui arrivait souvent de prendre une chambre en ville pour quelques jours, il suffisait qu’il pense voir un photographe en bas de chez lui pour qu’il aille dormir ailleurs. Alex aimait vivre à l’hôtel. Il avait quarante-six ans. Qui attend le seuil de l’andropause pour partir d’overdose ? Michael Jackson, Whitney Houston… un truc de Black, peut-être.

Contributeur: Pulido-Regidor Whitney

Patrice et la violence conjugale

fear-1131143_1280Patrice est le genre d’homme à frapper sur ses compagnes. Après sa rencontre avec Cécile, il avait espéré avoir trouvé la bonne et était convaincu d’avoir échappé à tout cela. Pourtant, celui-ci est bel et bien dans un cercle vicieux sans fin, dans lequel la femme est le centre de ses problèmes. Elle boit ses belles paroles et ses promesses, subit le premier « accident », croit à ses excuses, et revient au cocon familial, pour finalement replonger dans les ennuis.

Patrice a toujours levé la main sur ses copines. Toutes. Il peut tirer une meuf un soir sans lui mettre une mandale, mais dès que ça devient une histoire, il y a la première claque. À force, c’est lui qu’elle marque le plus, la première. La meuf en face ne sait pas encore que c’est enclenché. Même quand elles ont eu dix histoires où dix fois elles se sont fait tabasser, les filles refusent de reconnaître qu’elles savent comment ça marche. Elles ont besoin de croire que c’était un accident. L’amour sera plus fort que la violence et transformera le mec violent en partenaire attentif. On se trouve, dans ces histoires, on se cherche, et on se trouve. Il n’est plus un gamin. Quand il rencontre une nouvelle fiancée, il s’écoute ouvrir les vannes aux belles promesses, aux cadeaux et aux compliments. Il se dupe, et elle se laisse duper. Cette fois, c’est la bonne, il a changé. Il suffit d’attendre. Première claque. Deux yeux écarquillés par la terreur lui disent qu’il n’y arrivera pas, et il réussit à se convaincre du contraire. La colère s’est invitée. Elle connaît le chemin, elle revient quand elle veut. Il corrigera cette fille. Elle le croira quand il jurera que ça ne recommencera pas. Il sera sincère. Il l’acculera dans un coin pour la cribler de coups, il la démolira, jusqu’à ce qu’elle parte. Et si elle ne part pas, il la tuera. Et chaque fois qu’il promettra qu’il regrette, il dira la vérité. Il cherche désespérément l’interrupteur, le déclic qui lui permettrait de garder le contrôle sur lui. La première baffe, avec Cécile, ça faisait dix mois qu’ils étaient ensemble et il était sûr d’avoir enfin trouvé la bonne, celle qui lui convenait. Avec elle, c’était différent. L’amour qu’il lui portait mêlait la confiance à l’excitation, la paix avec l’intensité – elle le rassurait, sans l’ennuyer. Il n’avait rien vu venir. Pourtant, il connaissait le scénario. Ça commence, les matins, par des monologues incendiaires – tout ce que Cécile ne faisait pas correctement, dans le couple, dans sa vie. Des arguments absurdes qui, sur le coup, paraissent valables. Et qu’il se répète, en boucle, jusqu’à être sûr de se faire avoir. Un jour, ça sort, elle pleure. Elle est surprise que l’homme qui passe son temps à lui répéter qu’il l’adore puisse avoir accumulé autant de rancœurs. Elle pleure et il s’excuse. Parce qu’une fois qu’elle est en larmes, ces mêmes arguments qui le rendaient furieux perdent leur évidence, il ne se souvient plus les avoir considérés comme justes. Mais quelque chose s’est mis en branle, un système de pensée destructrice, duquel il ignore comment descendre.

Contributeur: Harvent Laura

Patrice et la violence

Patrice est un ancien musicien qui vit seul sans sa femme et ses enfants. Il doit sa solitude à la colère et à la violence. Cette violence, qui est devenue un trait de sa personnalité, lui a en effet permis de réussir certaines choses dans sa vie.

C’était des conneries, ces groupes de parole. Ça n’allait jamais au cœur du problème : sans la colère, qu’est-ce qu’il devenait ? Un type qui se la ferme quand on lui vole la place de parking qu’il attend depuis dix minutes ? Une lavette qui ne répond pas quand un merdeux de quinze ans insulte sa meuf dans la rue ? Un pion muet quand son collègue lui laisse dix sacs de merde à répartir alors que c’est pas son taf à lui ? Toute la journée, il se faisait entuber. Quelle attitude devait-il adopter ? Siffloter en sachant qu’il appartenait à la classe sociale des punchingballs, des paillassons, des urinoirs ? Le mec du groupe disait toujours ça – qu’il ne fallait pas tout mélanger et mettre sur le même plan la politique, les sentiments et les petites frustrations. Va faire le tri. Un jour, il avait pris la parole, dans le groupe : si je renonce à la violence, qu’est-ce qui me reste ? […] Je n’ai pas de statut social. Je n’ai pas d’avenir professionnel. Si je renonce à la violence, à quel moment je me sens maître ? Franchement, qui respecte le prolo docile ? Il aime les bagarres dans les bars. Il aime la baston, depuis qu’il est petiot. L’année passée, dans le métro, il était assis à côté d’un gamin, un Black tout chétif tout sec, un gosse. Au moment de l’ouverture des portes deux autres gamins, du même âge, mais baraqués, étaient entrés dans la rame et s’étaient pointés directement sur lui, pour lui taxer sa thune et lui coller une correction. Deux grosses masses contre un tout petit, Patrice n’avait pas cherché à comprendre. Il les avait alpagués, il avait pris les deux et les avaient boxés à tour de rôle. Efficace. Ce jour-là, dans le métro, il avait été le héros – les gens autour de lui étaient contents d’avoir un psychopathe sous la main, personne ne pensait à l’envoyer dans un groupe de parole. Ils le félicitaient. La rame frisait l’ovation. À quel moment se sentirait-il vivant et bien dans sa peau, s’il n’avait plus la colère ?

Les fils de putes dans le groupe de parole étaient tous des enculés qui frappent leurs femmes, mais beaucoup d’entre eux n’osaient pas taper sur les hommes. Patrice, franchement, on pouvait lui reprocher tout ce qu’on voulait, mais pas d’être sélectif. Il tapait sur tout le monde. Ça lui plaisait – il n’avait peur de personne. Quand ça déboulait, il fallait que le monde cède, ça ne lui posait aucun problème de crever plutôt que se coucher.

[…]

Il avait aimé l’université. Les cours, la cafétéria, les syndicats, les fêtes et les examens. Tiens, encore un exemple : comment aurait-il obtenu une place en cité universitaire, gamin, s’il n’avait pas été violent ? C’est en faisant peur à tout le monde qu’il a obtenu, à l’époque, tout ce à quoi il avait droit. Sans quoi on l’aurait piétiné, comme on en piétinait tant d’autres, et il aurait abandonné.

Contributeur : Aiello Lisa

Le Führer en Iran

compass-801763_640Franz se souvient de la visite d’un musée de Téhéran avec Faugier, un doctorant français opiomane. Ils y feront une curieuse rencontre révélant des liens pour le moins étranges entre Iran et Allemagne.

Le nazi iranien du musée Abguineh de Téhéran était peut-être wagnérien, qui sait – quelle surprise quand ce type rond et moustachu d’une trentaine d’années nous a abordés entre deux vases magnifiques dans cette salle presque déserte, le bras levé en gueulant « Heil Hitler ! ». J’ai d’abord imaginé une blague de très mauvais goût, pensé que l’homme croyait que j’étais allemand et qu’il s’agissait d’une manière d’insulte, puis j’ai réalisé qu’avec Faugier nous parlions français. L’énergumène nous observait en souriant, toujours le bras levé, j’ai répondu qu’est-ce qui vous prend, ça ne va pas ? Faugier à mes côtés était hilare. L’homme au eu tout d’un coup l’air contrit, un air de chien battu, et a soufflé ce soupir de désespoir, « ah, vous n’êtes pas allemands, comme c’est triste ». Triste, indeed, nous ne sommes ni allemands ni philonazis, malheureusement, rigola Faugier. Le bonhomme avait l’air particulièrement désolé, il se lança dans une longue diatribe hitlérienne avec des accents pathétiques ; il insistait sur le fait que Hitler était « beau, très beau, Hitler qashangkheyli qashang« , beuglait-il en serrant le poing sur un trésor invisible, le trésor des Aryens, sans doute. Il expliqua longuement que Hitler avait révélé au monde que les Allemands et les Iraniens formaient un seul peuple, que ce peuple était amené à présider aux destinées de la planète, et qu’il était selon lui bien triste, oui, bien triste que ces idées magnifiques ne se soient pas encore concrétisées. Cette vision de Hitler en héros iranien avait quelque chose d’effrayant et de comique à la fois, au milieu des coupes, des rhytons et des plats décorés. Faugier essaya de poursuivre plus avant la discussion, de savoir ce que le dernier nazi d’Orient (ou peut-être pas le dernier) « avait dans le ventre », ce qu’il connaissait réellement des théories national-socialistes et surtout de leurs conséquences, mais abandonna bien vite, car les réponses du jeune illuminé se limitaient à de grands gestes autour de lui pour signifier sans doute « Regardez ! Regardez ! Voyez la grandeur de l’Iran ! », comme si ces vénérables verroteries étaient en elles-mêmes une émanation de la supériorité de la race aryenne. L’homme était très courtois ; malgré sa déception de ne pas être tombé sur deux Allemands nazis, il nous souhaita une excellente journée, un magnifique séjour en Iran, insista pour savoir si nous avions besoin de quoi que ce fût, lissa ses belles moustaches à la Guillaume II, claqua ses talons et s’en alla, nous abandonnant, selon l’expression de Faugier, comme deux ronds de flan, abasourdis et désemparés. Cette évocation du vieil Adolf au cœur du petit palais néo-seljoukide du musée Abguineh et de ses merveilles était si incongrue qu’elle nous laissait un drôle de goût dans la bouche – entre éclats de rire et consternation.

Cinq meurtres

Hastings vient d’arriver auprès d’Hercule Poirot. Ce dernier lui a donné le compte rendu de ses réflexions. Nous le découvrons avec lui.

Je lus tout cela avec beaucoup d’attention, mais aussi un étonnement grandissant. Je reposai ma feuille et regardai Poirot d’un air interrogateur.

– Eh bien, mon ami ?

– Je me rappelle l’affaire Bradley, répondis-je lentement. Je l’avais suivie dans la presse à l’époque. C’était une très belle femme.

Poirot hocha la tête.

– Mais j’attends que vous m’éclairiez. Que signifie tout cela ?

– Dites-moi d’abord quelles conclusions vous en avez tirées.

Je lui fis part de ma perplexité :

– Ce que vous m’avez fait lire, c’est le compte rendu de cinq meurtres différents. Ils ont tous eu lieu dans des endroits différentes et au sein de classes sociales différente. De plus, il ne semble y avoir entre eux aucun point commun. L’un est une affaire de jalousie, l’autre concerne une femme malheureuse qui veut se débarrasser de son mari, le troisième a l’argent pour mobile, un autre encore pourrait être qualifié d’altruiste puisque la meurtrière n’a pas cherché à se soustraire à son châtiment, et le cinquième est franchement brutal, commis probablement sous l’empire de la boisson. Y a-t-il un lien qui m’aurait échappé ? ajoutai-je après un instant de réflexion.

– Non, non, votre résumé était tout à fait exact. Le seul point que vous avez omis de mentionner, c’est que, dans aucune de ces affaires, il n’avait subsisté le moindre doute.

– Je ne suis pas sûr de vous comprendre.

– Mme Etherington, par exemple, a été acquittée. Pourtant, tout le monde était convaincu de sa culpabilité. Freda Clay n’a pas été accusée ouvertement, mais on n’a pas entrevu d’autre coupable. Riggs a déclaré ne pas se rappeler avoir tué sa femme et son amant, mais personne d’autre n’a été soupçonné. Margaret Lichtfield a avoué. Vous voyez, Hastings, dans toutes ces affaires il y a eu un suspect et un seul.

Je fonçai les sourcils :

– Oui, c’est vrai, mais qu’en déduisez-vous ?

– Ah ! mon cher ami, j’en viens à ce que vous ne savez pas encore. Supposez, Hastings, qu’il y ait, dans ces affaires, une réalité étrangère qui leur soit commune à toutes ?

– C’est-à-dire ?

– Je vais m’exprimer avec la plus grande prudence, Hastings, déclara lentement Poirot. Présentons les choses ainsi : il existe une certaine personne que l’on nommera X. Dans aucune de ces affaires X n’a apparemment le moindre intérêt à se débarrasser de la victime. Dans l’une, autant que j’ai pu m’en assurer, X se trouvait en fait à 300 km de la scène du crime. Cependant, je vous dirai ceci : X était un ami intime de Etheringhton, X a vécu un temps dans le même village que Riggs, X connaissait Mme Bradley. Je possède un cliché de X et Freda Clay marchant ensemble dans la rue, et X n’était pas loin de la maison quand le vieux Matthew Lichtfield est mort. Que pensez-vous de ça ?

J’avais les yeux écarquillés. Je déclarai doucement :

– Oui, ça fait vraiment beaucoup. On pourrait admettre la coïncidence pour deux, à la rigueur trois affaires, mais cinq sa dépasse la mesure. Si invraisemblable que cela paraisse, il doit y avoir un lien entre tous ces meurtres.

Contributrice:

Rizzo Elisa Alvia

Dracula – La conscience du piège

Jonathan Harker, un jeune clerc de notaire, se rend en Transylvanie, chez le comte Dracula afin d’effectuer une grosse transaction immobilière pour celui-ci. Le jeune homme tient un journal, dans lequel il raconte son voyage.

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La conscience du piège

Jonathan Harker, un jeune clerc de notaire, se rend en Transylvanie, chez le comte Dracula afin d’effectuer une grosse transaction immobilière pour celui-ci. Le jeune homme tient un journal, dans lequel il raconte son voyage.

Journal de Jonathan Harker :

Quand je compris que j’étais prisonnier, une sorte de frénésie s’empara de moi. Je galopai dans les escaliers, les escaladant, les dévalant, secouant toutes les portes, me penchant à toutes les fenêtres. Bien vite, pourtant, le sentiment de mon impuissance me calma. A présent que je revois la scène, alors que plusieurs heures se sont écoulées, je crois bien avoir subi une crise de folie, car j’ai bel et bien agi comme un rat pris au piège. Pourtant, une fois imposée à mon esprit l’idée de mon impuissance, je m’assis tranquillement – plus tranquille, sans doute, que je ne l’avais jamais été de ma vie – et je me mis à réfléchir à la meilleure solution que je devais adopter. Je réfléchis toujours au problème, sans l’avoir encore résolu de façon définitive. D’une chose, je suis certain ; il est inutile de laisser transpirer mes soupçons devant le comte. Il sait fort bien que je suis prisonnier ! Il l’a voulu, fidèle certainement à des raisons personnelles, et il est clair qu’il me tromperait aisément si je lui confiais ce que je sais. Donc, pour le moment, mieux vaut ne pas extérioriser mes craintes et… garder les yeux ouverts. Ou bien je ressemble à un enfant, aveuglé par ses propres peurs, ou bien je me débats vraiment dans une situation désespérée. Si la seconde hypothèse est vraie, il me faut et me faudra toute mon intelligence pour m’en tirer. Je venais à peine d’arrêter cette conclusion que j’entendis la lourde porte d’entrée se fermer. Le comte venait de rentrer. Il ne monta pas tout de suite dans la bibliothèque de sorte que je retournai dans ma chambre, le plus discrètement possible. Je le surpris en train de faire mon lit. Incroyable spectacle, mais qui me confirma dans mes soupçons : il n’y avait pas de domestiques dans toute la maison. Lorsque, un peu plus tard, je le vis, par une fente dans la porte, dresser la table dans la salle à manger, le doute ne fut plus permis : qu’il s’abaisse à ces travaux serviles démontre que personne d’autre n’est engagé pour les faire. Cette découverte me fit frissonner – si personne d’autre n’habitait le château, ce devait être le comte lui-même qui avait conduit la voiture, deux jours avant ! Terrible pensée ! Dois-je penser qu’il détient le pouvoir de contrôler les loups comme il me l’a montré – en levant seulement la main, sans même prononcer une parole ? Et qu’était cette épouvante que ressentaient, à mon égard, le menu peuple de Bistritz et mes compagnons de voyage ? Pourquoi ce crucifix ? Pourquoi, dans la voiture, ces petits cadeaux peu ordinaires – ail, rose sauvage, cendre de montagne ? Bénie soit la vielle femme qui m’a passé son crucifix autour du cou ! Je sens renaître mes forces et mon courage chaque fois que je le touche. Etrange qu’un objet qu’on m’a appris à tenir pour un relent d’idolâtrie puisse apporter une aide aussi immense en des temps de solitude et de danger ! L’essence de l’objet lui-même posséderait-il quelque pouvoir ou sert-il seulement de tremplin, de médium, pourrai-je presque dire, pour me replonger dans mes souvenirs les plus calmes et les plus heureux ? Un jour, si cette expression présente encore un sens, pour moi, je devrai réfléchir sérieusement à ce problème. En attendant, je dois rassembler le plus de renseignements possible à propos du compte Dracula – le plus de détails pourra m’aider à comprendre. Ce soir, par exemple, je pourrai sans doute faire dévier la conversation sur sa propre personne. Je dois pourtant veiller à ne pas susciter ses soupçons.

Contributrice:

Manon Jacob