Rimbaud – La Lettre du voyant (1871) – Se faire voyant

C’est sous le titre « Lettre du voyant » que l’on connaît cette lettre adressée par Arthur Rimbaud à son ami Paul Demeny. Rimbaud, qui n’a que 17 ans à l’époque, dresse un bilan de l’histoire poétique, qui pour lui est arrivée à une impasse. Il faut renoncer à la tradition issue de l’Antiquité et reprendre une exploration de l’âme propre au poète, quel qu’en soit le prix. Au terme de ce processus, le poète se fera voyant.

Si les vieux imbéciles  n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! […]

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos(1), quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

1 Personnes qui achetaient des enfants en Amérique Latine. Ils leur infligeaient des déformations durant leur croissance (comme des bonzaïs) et les revendaient plus tard comme des monstruosités.

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